La vie au bord du néant

Une réflexion philosophique sur les morts quotidiennes : pertes de désirs, de liens et d’instants qui façonnent l’expérience humaine.

La vie au bord du néant
Photo by Sung Jin Cho / Unsplash

L’humanité vit dans un état perpétuel de mort : la mort des désirs et des répulsions, la mort des amis, de la famille, des êtres chers. Non pas la mort traditionnelle, celle que l’on associe aux funérailles et au repos éternel, mais une mort qui signifie l’inexistence : un néant qui, paradoxalement, coexiste avec leur présence continue. Une amitié qui se dissout provoque une sorte de mort réciproque : chacun, aux yeux de l’autre, cesse d’exister tel qu’il était. Aucun ne demeure intact, bien que tous deux subsistent, invisibles l’un à l’autre.

Les envies et les aversions meurent également, mais leur disparition ne supprime pas leur essence : on ne désire plus, ou l’on désire quelqu’un ou quelque chose d’autre. Vivre, au jour le jour, revient alors à mourir à nouveau, encore et encore. Chaque soir, en contemplant les heures écoulées, l’esprit est confronté à tout ce que les décisions du jour ont condamné à mourir. La survie exige ces meurtres quotidiens : il faut se battre pour continuer, tout en assistant à ces morts incessantes—parfois celles de ce que l’on chérit, parfois celles d’un rêve, ou même d’une répulsion. L’importance ou la nature de ce qui est perdu semble, au bout du compte, sans réelle pertinence.

Et pourtant, il y a une forme d’adaptation, presque une logique qui s’installe. Derrière ces morts journalières, on trouve de nouveaux désirs, de nouvelles répulsions, de nouveaux liens. Mais, chaque soir, la même interrogation se répète : Qu’est-ce qui est mort aujourd’hui ?

La perte, qu’elle soit tangible ou intangible, devient une mécanique intime de l’existence. On s’habitue à ce théâtre d’ombres où chaque choix porte en lui une petite fin du monde. Refuser une opportunité, fermer une porte, détourner le regard : tout cela est un acte de mort, volontaire ou non. Ces morts insignifiantes aux yeux des autres pèsent pourtant lourdement sur l’âme, façonnant, avec une brutalité douce, ce que nous devenons.

Mais qu’en est-il du répit ? Cette mort quotidienne ne laisse-t-elle jamais place à la paix, fût-elle fragile ? Peut-être pas. Ou peut-être que cette paix réside dans l’acceptation : une résignation non pas passive, mais lucide, qui embrasse la nature transitoire de tout. Il n’y a rien à posséder pleinement, rien à préserver éternellement. La mort des choses, des relations, des aspirations est une nécessité : elle nous libère pour accueillir d’autres fragments de vie.

Ainsi, chaque journée est un combat entre ce que nous laissons mourir et ce que nous choisissons de maintenir en vie. Nous sommes, au fond, des meurtriers méticuleux, façonnant nos existences avec des choix aussi silencieux que définitifs. Peut-être qu’à force de poser la question, « qu’est-ce qui est mort aujourd’hui ? », on apprend non seulement à supporter ces morts, mais à y déceler une forme d’espoir : celui de renaître, d’aimer différemment, de désirer autrement. Car si tout meurt, tout peut également naître—dans les limites du temps qui nous est imparti.

Qu’est-ce donc qu’une journée, sinon un cycle de morts et de renaissances ? Une tragédie douce, infiniment humaine, où chaque crépuscule marque une fin et chaque aube une promesse d’un possible renouveau.